Je marche, je m’égare. Tout est lisse, les rues fades et droites, le ciel trop bleu. Sur l’île de Nantes tout est trop sec, trop sage, trop espacé. Le soleil chauffe le goudron et l’odeur est piquante. Les textures, couleurs et lumières de ce lieu me semblent familières. Je m’y sens chez moi et ça me révolte.
Je suis née et j’ai grandi en banlieue parisienne. J’ai connu le goudron très jeune. J’étais fascinée par le bitume, la lumière sur les pavés mouillés, les trottoirs jamais réguliers. Les yeux au sol je m’efforçais de ne jamais marcher sur les lignes en ajustant stratégiquement l’espace entre chacun de mes pas. Je levais les yeux uniquement pour lire le nom des rues, m’interrogeant sur ce qui distingue une avenue d’un boulevard, ou une villa d’une allée. Je me guidais grâce à la lumière changeante de l’environnement et grâce au son de la ville, toujours en mouvement et pourtant toujours reconnaissable.
Il y a ce qui est vivant et ce qui est mort. J’ai toujours su que j’étais vivante et j’ai longtemps cru que la ville l’était aussi. Elle était mon cocon, cet espace fini qui me contient et délimite mon champ perceptif. Plus je grandissais et plus ce champ s’étendait. J’avais six ans lorsque je découvris Paris intra-muros. Nous avions traversé la banlieue jusqu’au métro pour plonger sous les maréchaux, puis une fois sorties de terre nous avions repris notre souffle au milieu des autos. Même air, mêmes matières, odeurs familières, bruits similaires. Même ciel. Par cette constance je me figurais l’âme de la ville. Quelque chose vivait dont j’ignorais tout.
Peut-être faudrait-il plonger en son cœur pour découvrir ce quelque chose ? J’entrepris d’arpenter la ville pour en prélever ses détails. Je fis tout d’abord le tour de Paris par la petite ceinture. J’examinai une rue, un quartier, un arrondissement. Puis je décidai d’étendre encore mon champ de vision. Je dérivai cœur battant dans les rues de Berlin, Tunis, Londres, Bangkok, Naples, Bratislava, Istanbul… D’un lieu à un autre mes impressions étaient toujours un peu différentes mais il y avait, partout, ces réminiscences qui m’apaisaient.
Je ne sais plus quand tout a basculé – si tout a basculé. C’est peut-être mon monde qui a changé, progressivement. Un jour la ville me charmait, un autre elle m’oppressait. Sa présence était intrusive, elle était trop bruyante, trop exaltée, je la trouvais puante et en même temps trop propre et mécanique. J’en vins à être terrorisée, parfois, je ne voulais plus sortir. Je me déplaçais par nécessité d’un pas rapide pour ne saisir qu’une masse informe et floue de mon environnement. J’étais de plus en plus sensible aux changements du niveau sonore et de l’agitation. La substance même des choses m’échappait complètement. Parfois la tension retombait et je pouvais à nouveau écouter et ressentir. Je levais alors les yeux vers le ciel infini, lui réclamant ma liberté.
Cette prison a-t-elle toujours existé ? À chaque coin de rue des caméras. La ville a ses yeux désormais. La toute puissance du béton régit l’espace, partout. Tout ce qui est vieillissant ou fissuré doit être remplacé. Grilles, barrières, carrefours, vitrines. Ces paysages urbains se répètent et s’auto-génèrent. Par exigence de poésie il faut bien maintenir quelques parcelles de matières organiques, ainsi la ville continue d’héberger gracieusement des rangées d’arbres, élagués chaque année pour preuve d’autorité. Des poumons de verdure sont cloisonnés dans des parcs soigneusement entretenus. La ville police le vivant.
Parce qu’il devenait indispensable pour survivre d’apaiser ma colère, je quittai Paris définitivement pour m’installer à Nantes, où j’espérais trouver un peu plus d’espace pour m’époumoner. Ici, même air, même ciel. Même police. C’est la même bataille pour savoir qui, du vivant ou de la ville, contiendra l’autre. Par endroits béton et terreau s’entrelacent et luttent pour la place, mais il n’y a pas de suspense sur l’issue du combat. La ville – je la connais bien – est cruelle et brutale, elle gagnera toujours. Mais un jour qu’elle assènera, une fois de plus, sa violence sur les corps, elle ne suffira plus à contenir cette vitalité furieuse qui nous incarne. Nous prendrons feu, pour tout brûler. Alors il ne restera plus rien à consumer, seulement le béton.